Tribune publiée sur LeMonde.fr le 26 octobre 2012 par par Franck Jaoui, porte-parole du Beit Haverim, Alexandre Urwicz, coprésident de l’AFDH, et Martine Gross, sociologue en réponse à l’essai du Grand Rabbin de France, Gilles Bernheim au sujet du projet de loi sur le Mariage pour tous.
L’essai que vient de publier le grand rabbin de France sur le site internet du CRIF est étonnant à plus d’un titre. Relevons tout d’abord son caractère violemment homophobe. La terminologie utilisée est quasiment guerrière. A au moins trois reprises, le terme de « cheval de Troie » est utilisée. Les homosexuels, par diverses stratégies, chercheraient à réaliser un ambitieux projet, la négation de toute différence sexuelle (p. 14), le combat contre l’hétérosexualité (p. 20), l’effacement de différences sexuelles (p 17), le combat contre l’actuel modèle familial (p.20), le projet politique de détruire le mariage : » L’objectif des militants serait finalement la destruction pure et simple du mariage et de la famille « . Et à nouveau dans la conclusion, » le mariage homosexuel comme un cheval de Troie dans l’entreprise de nier la sexuation… pour dynamiter les fondements hétérosexuels de notre société « . A l’image du mythe dans l’Iliade et l’Odyssée, ce serait une malédiction. L’homophobie, la peur des homosexuels. Ici, il ne s’agit plus de peur mais de terreur. Comment qualifier autrement ce discours quasiment guerrier ?
Il faut se rappeler que le grand rabbin de France a été, avec son homologue bouddhiste, un des rares hauts dignitaires religieux à signer la déclaration contre l’homophobie à l’occasion de la journée mondiale contre l’homophobie en 2011. Déclaration qu’il a ensuite diffusée auprès de tous les rabbins consistoriaux en juin 2012. Cette déclaration condamnait notamment tout acte de violence verbale et physique à l’encontre des homosexuels. Comment le même homme peut-il ensuite signer le brûlot qu’il vient de publier ? Ce d’autant que la religion juive s’est toujours honorée, y compris dans son rituel à bénir et respecter les lois de la République.
Pourquoi s’étonner que le grand rabbin tienne un pareil discours homophobe ? Après tout la Torah qualifie l’homosexualité masculine d’abomination et condamne à mort ceux qui commettent cette abomination. Mais le grand rabbin se défend dans son introduction d’appuyer son discours sur les Ecritures, malgré plusieurs pages consacrées à la fin de l’essai à la vision biblique de la complémentarité homme-femme. Il nous explique que l’humanité est faite de la différence sexuelle et que notre finitude, à savoir l’autre sexe à jamais inaccessible, est une marque de notre humanité. Pour mieux combattre les revendications ayant trait au mariage et à l’homoparentalité, il prête aux homosexuels rien de moins que l’intention de détruire la dimension sexuée de l’individu. Qui veut tuer son chien dit qu’il a la rage ! A l’appui de son argumentation, il reprend à son compte mot pour mot l’argumentaire de la Conférence des évêques de France dans la controverse de 2011 sur l’enseignement du genre en classe de 1ere SVT.
« La théorie du genre »
Selon cette argumentation, les revendications d’égalité des homosexuels s’appuieraient sur « la théorie du genre ». Or, il n’existe pas de théorie du genre mais des études de genre. Le genre est un concept et un champ d’études. Si le grand rabbin fait l’effort de définir la notion de « genre » comme rôle social relatif aux normes imposées par la société, il tombe dans le travers qui consiste à simplifier à l’extrême, au point de tordre les mots et de falsifier la notion, en attribuant aux théoriciens du genre la définition des individus par leur orientation sexuelle plutôt que par leur sexe. Or, ce qui intéresse les études de genre, c’est l’articulation entre identité sexuelle et orientation sexuelle, comment par exemple l’hétérosexualité façonne les normes de masculinité et de féminité. L’orientation sexuelle ne vient donc nullement remplacer l’identité sexuelle, comme le prétend le grand rabbin.
Il peut être amusant de souligner que certains écrits de la mystique juive, « queers » avant l’heure, révèlent d’autres relations entre le masculin et le féminin que celles de la différence irréductible des sexes. Charles Mopsik (1956-2003), spécialiste de la Kabbale, relève que les kabbalistes considéraient comme une grave anomalie le fait qu’un homme ou qu’une femme ne comporte pas en lui la valence sexuelle opposée. L’un d’entre eux, Jacob Koppel Lifschietz, un mystique juif du dix-huitième siècle, allait encore plus loin. En s’appuyant sur le Zohar (1,137b), l’un des principaux livres de la mystiques juives : « chaque espèce aime son espèce, chaque genre est attiré par le même genre », il affirmait en 1803 que le masculin était attiré par le masculin, le féminin par le féminin et non l’inverse. Certains kabbalistes peinaient donc à admettre que le féminin puisse désirer le masculin et réciproquement. Il leur était plus facile d’expliquer, sur un plan théorique, le désir pour le même sexe que pour le sexe opposé. Jacob Koppel Lifschietz résout le paradoxe de l’hétérosexualité de la manière suivante : c’est la présence simultanée du masculin et du féminin au sein de chaque individu qui rend possible le désir de l’homme pour la femme et de la femme pour l’homme dans la mesure où c’est le féminin dans l’homme qui l’attire vers la femme, de même que c’est le masculin dans la femme qui est la clé de son attraction pour l’homme.
Quoi qu’il en soit, les homosexuels s’appuieraient sur « la théorie du genre » pour mener à bien leur entreprise de sape des fondements hétérosexuels de la société. Or, pour quiconque se donne la peine de se pencher sur le vécu des familles homoparentales et la manière dont elles élèvent leurs enfants, il sera évident qu’aucune théorie du genre n’est mise en avant pour justifier leurs revendications à l’égalité et à la protection de leurs enfants. Bien plus, un travail de sociologie encore en cours de Camille Frémont, sous la direction de Didier Le Gall, semble montrer que malgré (ou à cause de) la structure homoparentale de ces familles, elles transmettent les normes de genre à leurs enfants tant elles sont prises dans un désir de conformité et d’intégration pour leurs enfants. En quoi les familles homoparentales détruisent-elles la réalité sexuée de l’humanité ? L’altérité sexuelle de l’humanité ne pourrait pas se transmettre aux enfants élevés dans un foyer homoparental ? Des centaines d’études nous démontrent le contraire.
Ce que l’homoparentalité révèle
Les enfants nés dans les années 1970 et postérieures et élevés dans de tels foyers aujourd’hui sont adultes aujourd’hui, souvent parents à leur tour. Ils ont grandi en tant que garçon, puis homme ou en tant que fille puis femme. Certains sont homosexuels, mais la plupart ne le sont pas. Deux parents de même sexe, sont deux mères ou deux pères. Deux mères, ce sont des femmes, ce ne sont pas des êtres asexués. Deux pères, ce sont deux hommes. Ce ne sont pas deux êtres asexués. Leurs préférences sexuelles ne nient pas la sexuation de l’humanité. C’est bien en tant qu’homme ou en tant que femme, qu’une personne homosexuelle désire une personne du même sexe. De même, dans une famille homoparentale, il ne s’agit nullement de deux parents asexués.
Ce que l’homoparentalité révèle, c’est la distinction possible entre la parenté instituée et les liens biologiques. Deux mères n’ont pas conçu leur enfant ensemble. Il faut toujours un homme et une femme pour concevoir un enfant. Ni les mères lesbiennes, ni les pères gays ne le nient. Ils racontent dès le plus jeune âge à leurs enfants le récit de leurs origines et font place dans leur discours aux tiers : Donneur de sperme pour les unes, gestatrice et donneuse d’ovocyte pour les autres, cet homme bienfaisant pour les unes, ces femmes formidables qui leur ont permis de devenir parents pour les autres. La reproduction sexuée de l’humanité n’est pas remise en cause par les familles homoparentales, mais, dans ces familles, on ne fait pas semblant d’avoir procréé ensemble contrairement à ce qui est institué chez les couples hétérosexuels infertiles. Ce que les familles homoparentales revendiquent c’est de reconnaître qu’on peut constituer légalement un couple de parents sans pour autant qu’ils procréent ensemble.
Le mariage est ouvert aux couples hétérosexuels qui ne souhaitent pas avoir d’enfant. Il s’agit de distinguer ici la dimension instituée de la parenté de la dimension biologique. Ce n’est pas nier la dimension biologique, c’est au contraire, accepter de dire qu’elle existe et que dans certains cas son existence ne se confond pas avec des liens légaux de parenté. Notons que les lesbiennes et les gays ne sont pas demandeurs de l’anonymat des dons. Les couples hétérosexuels infertiles cherchent parfois à nier le recours à un tiers donneur et à passer pour les géniteurs de leurs enfants car notre société les y autorise voire les y incite. Les couples de même sexe ne sont pas tentés par cette fiction et font place dans leur récit de l’histoire de la conception, à l’intervention de ce tiers. De plus en plus de lesbiennes ayant recours à une IAD à l’étranger choisissent le don semi-anonyme, c’est-à-dire, la possibilité que leur enfant à 18 ans puisse avoir accès à l’identité du donneur qui a permis sa venue au monde. Les pères gays qui ont eu recours à une gestation pour autrui sont souvent en relation avec les femmes qui les ont aidés à donner la vie. Où est la négation de la différence des sexes ?
Renforcer le mariage
Dernier motif d’étonnement, la manipulation malhonnête des chiffres, (p. 15 et 16). L’auteur tente notamment de minimiser le nombre d’enfants concernés. Il rapporte par exemple le nombre d’adhérents de l’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL) sans mentionner qu’il existe deux autres associations françaises, l’Association Des Familles Homoparentales (ADFH) et Enfants arc-ciels qui réunissent également des milliers d’adhérents et sympathisants. Mais peu importe les querelles de nombre. Au même titre que les juifs, toute petite minorité, ont obtenus leur pleine citoyenneté en dépit de leur faible nombre, même une poignée d’enfants a le droit d’être protégée juridiquement.
Nous, Français juifs , parents, homosexuels, affirmons que l’ouverture du mariage ne vient pas détruire cette institution mais la renforcer. D’autres courants du judaïsme, à l’inverse de celui que représente Gilles Bernheim, autorisent la nomination de rabbins gays, bénissent les unions de même sexe, et reconnaissent les familles homoparentales qui souhaitent transmettre les traditions. Avec un tel texte, le grand rabbin se rapproche des positions dogmatiques de l’Eglise catholique et ce faisant, perd en légitimité. Nous n’osons imaginer que ceci se justifie par un calcul politique dans un contexte de surenchères internes au Consistoire.
Franck Jaoui, porte-parole du Beit Haverim, groupe gay et lesbien juif de France
Alexandre Urwicz, coprésident de l’association des familles homoparentales
Martine Gross, sociologue, Centre d’Etudes Interdisciplinaires des Faits religieux, CNRS